13. Un départ sans fanfare
Au bout de trois jours, Alice détestait le Bon Samaritain, et Riley encore plus.
– Je me sens bien, annonça-t-elle lorsque sa sœur arriva de bon matin.
En dépit des recommandations des infirmières, elle était assise sur son lit, dans sa tenue habituelle. Alice remarqua que la rebelle en débardeur gris et short beige avait la chair de poule.
– Où sont passés les parents ?
– Je leur ai dit de partir. De rentrer à New York.
Alice hocha la tête, doutant qu’ils aient obéi.
– Alors, quoi de neuf ?
Riley lui lança un regard exaspéré.
– À quel sujet ?
– Tu as revu le médecin ?
– Des examens, encore des examens. Un nouveau scanner avec ce truc infect à boire.
– Mais pas d’infos précises ?
Riley se défoulait sur la télécommande en zappant. Plus le temps passait, moins elle restait sur chaque chaîne.
– J’ai un problème au cœur, expliqua-t-elle, sans quitter la télé des yeux.
– Ça, on le savait déjà.
– Eh bien, voilà, c’est tout. Bon sang ! je déteste les émissions de variétés.
Alice descendit à la cafétéria lui chercher un chocolat chaud. Elle ne fut pas surprise d’y trouver ses parents.
– Quoi de neuf, docteurs ? leur demanda telle en s’arrêtant à leur petite table.
Ils avaient l’air aussi peu réceptifs à l’humour qu’un couple d’entraîneurs sportifs en pleine débâcle.
– Riley ne t’a rien dit ? fit sa mère en attaquant violemment une petite peau sur son pouce.
– Elle est restée très vague. Ethan reposa sa tasse de café.
– Le Dr Teirney pense qu’elle a une cardite rhumatismale.
– Qu’est ce que c’est que ça ?
– Une infection du cœur qui débute par une angine mal soignée.
Alice sentit le chocolat chaud lui brûler les doigts à travers le gobelet.
– Riley a eu une angine, mais elle s’est soignée. Je suis moi-même allée chercher ses médicaments au ferry.
– Apparemment, elle n’a pas suivi le traitement comme il fallait, répondit sa mère.
– Comment ça ?
– Il faut prendre les antibiotiques jusqu’au bout et pas les arrêter dès qu’on se sent mieux.
– C’est ce qu’elle a fait ?
– Sans doute. Elle ne veut rien nous dire. On espère qu’elle donne des réponses plus précises aux médecins, murmura sa mère.
Ethan se renfonça dans sa chaise.
– Le Dr Teirney est presque sûr qu’elle avait un problème sous-jacent qui a aggravé les choses. Nous pensons qu’elle a peut-être eu une fièvre rhumatismale qui n’aurait pas été diagnostiquée quand elle était petite. La deuxième fois, c’est beaucoup plus grave.
Ces mots durs et indigestes cognaient dans la tête d’Alice comme des billes.
– Et ça se soigne ?
– Le médecin parle de l’opérer pour réparer sa valve mitrale.
– Ça ne la réparera pas, cingla Judy. Mais il dit que, si on fait attention, c’est une maladie avec laquelle on peut apprendre à vivre.
– Riley est au courant de tout ça ? demanda Alice.
Judy lui lança un regard en guise de réponse.
– Parce qu’elle dit qu’elle va bien.
– Ta sœur souffre d’une insuffisance cardiaque congestive, Alice. Elle ne va pas bien.
Alice l’évitait. Elle disparaissait dès l’aube et restait introuvable toute la journée. Mais il avait besoin de la voir.
Paul se rendit au yachtclub. Il irait jusqu’en Chine s’il le fallait. Il s’installa au bar de façon à voir Alice. Elle avait coincé son béret de marin dans la ceinture de sa jupe.
Elle croisa son regard en passant. Elle alla même jusqu’à lui toucher la main, mais ne s’arrêta pas pour lui parler. C’était de la pitié qu’il lisait dans ses yeux, n’est ce pas ? Elle ne voulait pas le blesser, mais elle ne voulait pas non plus s’attarder près de lui.
Il aurait voulu la faire rire, pour réchauffer l’atmosphère, mais son air méfiant l’en dissuada. Elle avait l’air éreintée, vidée. Deux taches rouges tranchaient sur son visage livide.
Plus que deux jours, et l’été serait fini. Du temps où l’univers était vaste et immense, il avait hâte de finir son mémoire pour commencer la fac. Voilà ce qui était censé le préoccuper. Il avait rendez-vous avec son futur directeur de recherche la semaine prochaine. Il avait prévu de rentrer à New York lundi après-midi. Il avait pensé partir avec Alice.
Il était tellement souvent reparti les mains vides, regardant avec envie les deux sœurs quitter le parking des ferries dans leur vieille guimbarde chargée jusqu’au toit. Ethan, au volant, se disputait avec Judy pour savoir s’il fallait passer par le sud, le nord, ou prendre la 495. Cette année, pour une fois, il se réjouissait à l’idée de ne pas partir seul. Il repartirait avec Alice.
Il avait commis l’erreur d’avoir des rêves trop précis. Il avait prévu de rester dans l’appart de la 72e rue quelques nuits en attendant de trouver un endroit sympa près de la fac. Le quartier de Greenwich Village était hors de prix, mais il avait les moyens, même s’il avait honte de se l’avouer. Il y entraînerait Alice tous les soirs après ses cours. Ils feraient l’amour jour et nuit. Et bientôt, sa brosse à dents prendrait pension sur le bord de son lavabo. Son soutien-gorge en dentelle pendrait à la patère, derrière la porte de sa salle de bains. Ensemble, ils repeindraient l’appartement dans les teintes qu’ils auraient choisies. C’est avec un plaisir évident qu’il priverait Jonathan Dwyer et même tout Brooklyn de la présence d’Alice.
Mais il avait vu trop loin, hélas ! Et il se retrouvait les mains vides.
Le vin avait un goût amer dans sa bouche. Il distinguait à peine le visage de la jolie barmaid qui veillait à ce que sa soucoupe de biscuits apéritifs soit toujours pleine.
Il allait bien falloir qu’Alice lui parle, à un moment ou à un autre. Elle serait bien obligée de venir lui dire au revoir, au moins.
Elle n’avait que vingt et un ans. Elle avait perdu sa virginité il y a deux semaines à peine, et il voulait la garder rien que pour lui chaque minute, chaque seconde qui passait, maintenant et à jamais. Bien sûr que c’était trop. Il avait eu raison de se méfier de lui-même. Il avait toujours su que, quand il laisserait enfin éclater son amour, ce serait avec la violence d’un volcan, détruisant tout sur son passage : l’amitié, la complicité, la tendresse.
Il regarda Alice prendre la commande d’un jeune couple qu’il ne connaissait pas. Son stylo tremblait dans sa main. Sentait elle ses yeux qui la fixaient ?
Elle le repoussait, mais elle lui manquait tellement qu’il avait envie de se jeter à ses pieds. Il était tellement désespéré qu’il aurait fait n’importe quoi pour pouvoir l’approcher. C’était bien là le problème, justement. Il était prêt à tout.
Alors qu’il se dirigeait vers la porte, elle se retourna pour lui adresser un sourire mélancolique, presque tendre, comme si elle avait voulu lui dire quelque chose. Regrettait elle qu’il parte déjà ? Ce simple sourire lui fit échafauder encore un nouveau scénario sur le chemin du retour.
Peut-être allait elle venir le voir ce soir. Peut être lui manquait-il également. Son lit lui semblait sans doute atrocement vide à elle aussi. Elle voulait lui donner une seconde chance.
Il prendrait les choses comme elles venaient, pour une fois. Il se contenterait d’être bien avec elle, sans en espérer trop.
Il s’allongea donc dans son lit où il lui avait fait l’amour de tellement de façons. Les heures passaient et elle ne venait pas. Au matin, il réalisa à quel point il était désespérément accro à l’espoir.
Alice mit quelques affaires dans un grand sac en toile et quitta la maison sans bruit. Elle partait la tête basse.
Elle allait retrouver Riley à l’hôpital. Elle laissa son esprit vagabonder jusque-là, et pas plus loin. Elle imaginait sa sœur qui l’attendait sur le parking, impatiente de fuir le Bon Samaritain. Elles prendraient un taxi jusqu’à la gare, puis le train les ramènerait à New York. Riley allait être suivie par le service de cardiologie de l’hôpital presbytérien de Columbia, en traitement ambulatoire, Dieu merci ! Leurs parents étaient retournés chercher leur voiture au terminal des ferries, mais Riley avait refusé de les accompagner. Elle voulait rentrer avec sa sœur.
Alice se dirigeait d’un pas vif vers l’embarcadère pour prendre le premier ferry du matin, escortée par le vent, la pluie – et Paul, réalisa telle soudain. Il s’était levé aux aurores, fait très inhabituel pour Paul.
Elle ne s’arrêta pas pour autant, préférant faire semblant de ne pas l’avoir remarqué. Elle ne savait pas quoi lui dire. C’était tellement dur de lui mentir. Il lui demanderait où elle allait et que répondrait elle ? Elle voulait juste monter à bord du ferry et quitter cette île. Si seulement elle avait pu passer inaperçue quelques minutes encore, être invisible, inexistante, juste le temps que ce désastreux été s’achève. Après, elle serait de nouveau capable de réfléchir.
Elle était consciente des dégâts qu’elle laissait derrière elle. Et elle aggravait encore son cas en refusant de se retourner vers lui. Elle assistait à la mort de son plus grand rêve, au ralenti. Mais toutes ses émotions étaient étouffées. Elle regardait la cité brûler du haut de sa colline.
Elle avait les jambes flageolantes. Elle n’avait rien mangé hier soir. Elle ne se rappelait même pas quand elle s’était assise la dernière fois pour prendre un vrai repas.
La veille, avec Riley, elles avaient réorganisé leurs vies. À contrecœur, sa sœur avait d’un seul coup de fil annulé son semestre en tant que formatrice d’éducateurs sportifs au cœur des Rocheuses. D’un autre, plus résolu, Alice avait reporté son entrée en fac de droit. Finalement, il suffisait de cinq minutes pour changer le cours d’une vie. En réalité, c’était le cœur de Riley qui tirait les ficelles, mais c’était dans la nature des choses qu’elles s’imaginent en avoir décidé elles-mêmes.
Il lui avait fallu tellement de temps, tellement d’énergie pour que Paul l’aime enfin. Elle ne s’était pas contentée de le séduire, elle avait pratiquement extorqué son amour. Cela avait été si laborieux, c’était sans doute mauvais signe. Al inverse, il suffirait d’un rien pour l’effrayer et tout gâcher, elle le savait. Il n’avait pas assez confiance en elle pour laisser s’immiscer entre eux l’ombre d’un doute et elle lui en fournissait une armée.
Elle avait envie de s’écrouler dans ses bras. De sentir la chaleur réconfortante de son corps. Mais elle ne pouvait se le permettre. Elle ne cessait d’entendre, encore et toujours, la sirène hurler alors qu’elle était blottie contre Paul, au creux de ses bras.
Le pire, c’était de ne pas pouvoir mettre Riley au courant de leur relation. Elle ne lui en avait pas parlé parce qu’elle se sentait coupable. Parce qu’elle savait que c’était mal. Et si elle ne pouvait pas le dire à sa sœur, alors c’est qu’elle n’aurait pas dû le faire.
Etait il possible que Riley soit au courant malgré tout ? Bon sang, et si elle savait ? Qu’allait elle penser ? Alice et Paul étaient les deux personnes en qui elle avait le plus confiance.
Les nuages étaient si épais et si bas qu’Alice les sentait peser sur sa tête. Les plages étaient désertes et le ferry n’était pas en vue.
Le soleil faisait apparaître une infinité de couleurs : le bleu marine des eaux de la baie, le vert pâle des joncs sur les dunes, le rouge foncé des chariots, l’arc-en-ciel des coques de bateau retournées sur le sable. Mais lorsque le soleil se cachait, les couleurs se volatilisaient et les gens aussi. En un temps record, il n’y avait plus personne. Tout à coup, l’endroit semblait si désert, si désolé qu’on avait du mal à imaginer que des familles pouvaient y vivre. L’eau, le ciel, les plantes, les maisons, les promenades se fondaient en un gris uniforme et sinistre.
Lorsqu’elle était heureuse, Alice était d’ordinaire modeste et réservée. Mais la culpabilité qui la rongeait lui donnait un sentiment de toute-puissance, elle avait l’impression que c’était elle qui avait chassé le soleil. Ou alors qu’avec Paul, ils s’étaient condamnés à vivre à jamais dans un univers monochrome. Ils avaient de leur plein gré abandonné leur petit monde rassurant. Ils avaient cru qu’ils pouvaient tout avoir.
Alice était encore capable de faire quelques pas titubants. Elle arrivait encore à espérer. Si elle parvenait à esquiver ses questions encore un instant, une fois qu’ils auraient quitté l'ile, ils verraient les choses sous un nouveau jour. Dans une semaine ou deux, elle l’appellerait, de New York. Ce serait sans doute trop tard pour sauver leur relation. Peut-être n’y tenait elle pas tant que ça. Mais au moins, d’ici là, Riley lui aurait expliqué ce qui se passait et il comprendrait.
Elle ne partait pas. C’était inconcevable. Elle ne pouvait tout de même pas partir sans lui dire un mot.
Elle avait des chaussures aux pieds. Elle partait.
Il aurait dû la laisser tranquille, la laisser partir si c’était ce qu’elle voulait, mais il était hors de lui. Qu’est ce qui lui prenait ? Etait il possible qu’elle ne l’ait vraiment pas remarqué ? Ou alors elle le fuyait. Et elle s’imaginait qu’il allait réagir comment, hein ?
Souhaitait elle réellement disparaître de cette île, disparaître de sa vie ? C’était ce qu’elle voulait ?
Il accéléra pour la rejoindre. Elle serait forcée de le voir. Il sentit son pas hésiter, sa nuque se raidir nerveusement.
Lorsqu’elle monta sur le ponton, il la rattrapa et marcha à ses côtés.
– Où vas tu comme ça, Alice ?
Elle se tourna légèrement, sans s’arrêter. Elle avait le visage ravagé.
– Prendre le ferry.
– Je m’en doute. Tu pars pour de bon ?
Son teeshirt était déjà trempé. Cela faisait des jours qu’il ne s’était pas rasé.
– On ne peut pas dire ça.
– Pour cet été, en tout cas.
Il n’avait pas envie de ravaler sa colère.
– Tu partais sans me dire au revoir ?
– Non. Enfin… Je voulais, mais…
– Tu voulais… ? Bon Dieu, Alice, qu’est ce qui te prend ?
Elle n’avait pas l’air désolé, plutôt suppliant.
– Paul. Je… Je sais que tu ne comprends pas, et je ne peux rien t’expliquer pour l’instant. Mais j’avais l’intention de t’appeler une fois à New York et…
– Tu avais l’intention de m’appeler ?
Il avait déjà entendu sa voix prendre ce ton cassant. Tout à coup, il avait pour Alice une haine comme il en avait rarement éprouvée. Il la haïssait et il haïssait ses tentatives balbutiantes pour essayer de le réconforter.
– Je pense que, pour l’instant, reprit elle, on ne peut pas continuer… on ne peut pas continuer comme ça.
– Qu’est ce qui ne peut pas continuer ? Il la regarda droit dans les yeux.
– On ne peut pas continuer à baiser cinq fois par jour, c’est ça ?
Elle trébucha, s’arrêta soudain. Comme s’il l’avait giflée. Puis elle se remit à marcher. Il la vit s’essuyer furtivement les yeux d’un revers de main. Elle gardait la tête baissée.
– C’est ça ? insista-t-il.
Elle remonta son sac sur son épaule. Elle voulait partir, partir le plus loin possible de lui, il le sentait et ça lui donnait envie de la suivre jusqu’à New York.
– Où vas tu, Alice ?
Elle refusait de le regarder.
Il la suivit jusqu’au bout du quai, où le vent se déchaînait. Il croisa les bras pour affronter le froid. Elle tremblait.
– Tu es lâche, tu sais, conclut il. Je ne m’en étais jamais aperçu.
Alice vit le ferry arriver pardessus son épaule. Elle tremblait sans pouvoir s’arrêter. Elle ne voulait pas pleurer, surtout. Et s’il la suivait sur le bateau, que ferait elle ? Et s’il la suivait jusqu’à l’hôpital ? Ce serait un soulagement immense, d’une certaine façon, qu’il soit au courant.
Mais que penserait Riley ? Alice redoutait plus que tout de trahir une nouvelle fois sa sœur.
Elle serra ses bras contre sa poitrine pour s’empêcher de trembler. Le ferry à peine à quai, elle embarqua à bord. Elle grimpa sur le pont supérieur où elle se tint, droite et raide, priant pour que le bateau démarre et que ce supplice s’achève. Sinon elle mettrait fin à ses jours, tout plutôt que rester ici.
Quand on arrivait en retard, qu’on courait pour monter à bord, le ferry semblait repartir immédiatement et sans heurt. Aujourd’hui, le départ était lent, chaotique, comme si tout l’équipage était novice. Enfin, le gars largua les amarres. Elle entendit les turbines monter en puissance et le bateau finit par démarrer.
Elle le vit debout sur le quai, regardant le ferry s’éloigner. Elle s’attendait à éprouver un certain soulagement. Effectivement, elle était soulagée, mais ce fut une sensation fugace, vite dissipée.
Il lui criait quelque chose. Elle aurait préféré ne pas les entendre, mais ses mots lui parvinrent malgré tout.
– Tu aurais dû me laisser vivre ma vie ! lui criait il.
Elle se mit à pleurer alors que le bateau prenait de la vitesse. Oui, elle aurait dû, elle le regrettait amèrement. Sous ses yeux ébahis, il courut jusqu’au bout du ponton, tendit les bras au-dessus de sa tête et plongea dans l’eau grise.